Marc Dufaud Interview autour du roman « Les Peaux Transparentes »

Marc Dufaud, connu de quelques uns comme l’auteur de quelques films séminaux sur la vague punk française (« Les enfants de la Blank ») ou des figures tutélaires (Daniel Darc dans « Le garçon sauvage »), quitte aujourd’hui le monde de l’image pour se tourner vers celui des mots. Même s’il se défend d’avoir fait un « roman rock », c’est bien cet imaginaire qui est au cœur du roman et du quotidien de Marc Dufaud – les deux étant liés – Une passion qui se manifestera aussi en filigrane de cet entretien : en fond sonore, de multiples bootlegs d’Elvis Presley, tirée d’une collection patiemment construite, une biographie de Peter Perrett sur le coin de la table et une guitare comme ligne de mire, juste dans la travée de mos verres de vin : le moyen de planter un décor finalement familier, fait de fantasme, de son, de nuit et de ville et de diverses substances… pour parler de son premier roman « Les peaux Transparentes », de ses projets avec ou sans Daniel Darc – fantôme et père spirituel hantant ce roman – et des questions que peut se poser un garçon « multifacette » (musique, écriture, images, religion…) de 36 ans


Peux-tu me parler de Luze, ton groupe, qui reste énigmatique aux yeux de beaucoup ?

Au départ, Luze, c’était un nom pour quelque chose autour de textes et de performances et puis, ensuite , ça s’est orienté vers un groupe de musique. Donc, j’ai appris a chanter un peu. On a fait quelques trucs, un concert pour les Inrocks. Ca s’oriente vraiment vers la chanson. Normalement, je vais retravailler des trucs, sans doute avec Daniel, surtout pour la voix. Et puis, je prendrais un décision. Scéniquement, je trouve que c’est bien. Les gens qui jouent avec moi jouent très bien. J’aime bien mes textes aussi. Mais il faut que je trouve un axe, une orientation, notamment au sujet de ma voix. On est vraiment à une croisée des chemins : ou on continue et on trouve le bon axe ou il y a une autre décision à prendre… J’ai vraiment envie de faire un disque – même à petit tirage – et en même temps, c’est pas une obsession. J’aime bien faire de la scène : on a fait une quinzaine de dates. Mais je pense que pour ce que l’on fait – par rapport à ce qui sort – on n’a pas a rougir une seconde. Je joue avec des gens qui ont de l’âme, on a un petit studio avec lequel on se débrouille vraiment bien. A un moment, on avait carrément notre public, on avait nos fans, c’était marrant. Mais moi, ce qui m’intéresse, c’est d ‘écrire alors je ne sais pas très bien où ça va. C’est assez décisif : moi, je ne répète plus pour répéter, j’ai envie de trouver de nouvelles choses à faire avec eux. Peut-être que ce serait bien que Daniel produise le disque, pour poser la voix, ce serait intéressant de l’avoir car c’est un truc qu’il sait très bien faire. Il faut quelqu’un qui m’oriente bien pour que je trouve le truc. Je doute encore de ma voix. Je serais presque dans une position où je voudrais chanter très faiblement ou utiliser des techniques comme ça. J’aime Elvis Presley mais je ne suis pas Elvis Presley !

Tu disais être capable de porter des projets très longtemps. « Les Peaux Transparentes » ont demandé 6 à 7 ans…

Là, c’est de l’écriture, c’est différent. C’est un lent mûrissement mais c’est du travail tous les jours. Porter un projet, c’est encore différent : puisque l’on parlait de Gilbert-Lecomte, à un moment j’ai failli faire des choses avec Michel Random, un intellectuel qui a beaucoup écrit sur lui dans les années 70, ça devait prendre la forme d’un livre ou d’un film, on ne savait pas. Tout est là depuis longtemps et je pense que cela mûrira à un moment ou à un autre. J’ai déjà fait des performances sur la vie de Gilbert-Lecomte et à travers sa poésie et quelques textes de Daumal avec un accompagnement visuel et musical - et ce sont des choses que j’aimerais refaire- . « Les Peaux Transparentes », ce sont, au départ, des notes avec l’ambition d’obtenir un journal qui sortirait rapidement. Très « flash ». Et en relisant tout ça, je voyais que ce n’était pas bien. Et j’ai eu envie de faire un vrai roman. A partir de là, j’ai travaillé, travaillé, travaillé… J’ai travaillé toutes les nuits, pratiquement, pendant les deux années précédent la sortie du livre. Il y a eu un moment où j’ai moins travaillé, sans doute à cause de Luze. En plus, il était impossible de sortir ce livre dans l’état antérieur du manuscrit car pas mal de livres étaient sortis sur le sujet. Il y a eu une grande vogue sur les livres qui parlaient de came. J’ai posé le problème, j’ai analysé ce qui s’était écrit et donc ce que je voulais faire et ne pas faire. De là est parti toute l’idée et ça demandait beaucoup de travail car mon livre fait dans les 300 pages et je ne voulais surtout pas tomber dans le « faux » roman rock – ou le « vrai » roman rock, d’ailleurs – et je ne voulais pas faire un roman rock, à la base. Le rock, c’est ce qui me fait vivre, mais je ne voulais pas faire ça. C’est pour ça qu’au centre du roman, il y a la drogue. Souvent elle est périphérique à l’histoire et l’histoire n’est qu’un prétexte pour parler de came. Donc, moi, j’ai fait exactement l’inverse. J’ai pris plein de parti pris, comme ça. Je me suis dit que je la mettrai au centre : il y en a à toutes les pages mais en même temps – je l’espère – ça parle de plein d’autres choses. Parce que ça ouvre sur plein de choses et ça ferme sur beaucoup d’autres. Ce n’est pas « ouvrir les portes de la perception », ça n’est pas du tout ça.

Tu défends l’inverse.

Oui, je pense exactement l’inverse. Donc, c’est pour cela que je n’ai pas utilisé le « je », parce qu’il y avait plein de vraie auto-fiction sans arrêt – c’est-à-dire de « fausse auto-fiction » !! - . C’est un jeu de miroir et je voulais utiliser plein de personnages. Il y avait tous ces parti-pris et ça imposait un travail long sur la forme. Il y avait aussi un souci d’écriture qui correspondait au fait que je ne voulais pas adopter un ton faussement enlevé, dans le temps, factuel, qui ne raconte que des faits et gestes. Je voulais arriver au cœur des choses et tout cela a demandé vraiment beaucoup de temps. J’ai du réinventer tous les évènements. Tous ce qui correspondait à des sentiments intérieurs, je l’avais mais il fallait re situer tout cela.

C’est ce qui fait que, en définitive, on a un roman assez cinématographique : les scènes s’enchaînent, c’est chronologique, il y a une progression. C’est très visuel et imagé…

Ca, ça peut être un compliment comme ça peut être une catastrophe, en écriture. « Très visuel », ça peut être très bien, parfait. Et puis plein de gens, en ce moment, se contentent de ça mais ça, ce n’est pas mon souci. J’espère que c’est « visuel » pour la charge d’émotion et de réflexion que ça apporte. Si le « visuel » peut porter ça, ça me va. Si ça reste juste « visuel », je pense que c’est complètement vain. Je pense que c’est pour ça que certains chapitres arrêtent l’action à un moment donné, pour poser les choses d’une façon très frontale. Ce qui est drôle, c’est que c’est un travail de re-création. Je me suis battu pour faire un plan alors que ce n’est pas mon genre de faire des plans – enfin des plans de livre ! – Surtout pas ! Je n’avais que des notes mais ensuite je voulais que tout soit construit alors c’est devenu une obsession mathématique.

La forme du livre transmet une obsession de tout structurer

Oui. Parce que l’on parle précisément de quelque chose qui ne l’est pas. Justement. Je voulais, à chaque fois, prendre le contre-pied. D’ailleurs, c’est tout ce qui m’intéresse : tout est tout et tout l’inverse de tout et le haut est en bas et le bas est en haut. Je voulais que tout ça soit structuré dans le roman. Trois parties avec, dans chaque parties, trois temps – « avant », « pendant », « après » – A l’intérieur de chaque temps, il y a trois parties qui ne sont pas des temps mais des états. Et à l’intérieur de chaque état, il y a des parties qui ne sont pas des parties mais des titres de rock’n’roll. Et le roman devait fonctionner de façon circulaire. C’était ces partis pris. C’était une réponse à des romans comme « Les Nuits Fauves » qui sont sortis. Un roman lâché comme ça, lorsque c’est le premier, c’est très bien. Mais puisqu’il y a eu des ersatz partout, c’est devenu une imposture littéraire ensuite. Ca peut parler à des gens mais j’avais un désir différent, de ne pas faire ce qui avait déjà été fait, avec un désir d’écriture et de construction parce que c’est un sujet sérieux, qui implique notre vie et notre façon de vivre. La littérature, c’est la quête de vérité et, pour moi, ça passait par ça.

J’ai eu l’impression de trouver un jumeau aux « Peaux Transparentes » dans le « Paradoxia » de Lydia Lunch : cette obsession de décrire une déliquescence avec une rigueur quasi-obsessionnelle. Qu’en penses-tu ?

Je l’ai lu. Je trouve son bouquin beaucoup plus « trash ». Ne serait-ce que sur le plan du sexe. Moi, je n’ai gardé que le minimum. Et je l’ai fait totalement exprès. Pour deux raisons : premièrement, quand on parle de dope, au bout d’un moment, on ne parle plus de sexe… Mais, surtout, je ne voulais pas verser dans ce truc-là, qui avait déjà été fait. Mais je l’aime vraiment beaucoup, ce roman, pour plein de raisons. En même temps, il y a un côté pervers car on sait que c’est Lydia Lunch et qu’elle dit « je » alors forcément tu refais le parcours que l’on connaît tous. Moi, je voulais aller au plus prêt de la blessure, aller à l’os. Avoir des passages très analytiques.

Tout à l’heure, tu disais n’avoir pas voulu faire un roman rock au départ, est-ce que tu reconnais que ça l’est devenu ?

Ce n’est pas une négation. Mais c’est vrai qu’il n’y a que la presse rock qui en parle pour le moment.

Tu trouves ça paradoxal ?

Non. Quand je dis que je ne voulais pas faire de roman rock, ce n’était pas ça. Ce mot, « roman rock », on ne sait pas très bien ce que ça recouvre. A priori, c’est un peu tout et n’importe quoi. A mon sens, des choses très bien et des choses très connes. Mon idée, c’était d’éviter toute facilité. Je n’écris pas par «facilité ». Je ne voulais pas faire un roman non plus qui soit difficile à lire. Je parle du processus créatif et pas du résultat. Il y a un type qui a fait une critique en s’extasiant sur le roman parce que selon lui il fallait un dictionnaire pour le lire. Elle est très gentille sa critique mais c’était pas ça le propos. [ Ndlr Une critique de Patrick Scarfello, le Eudeline toulousain] C’était celui de Huysmans ou d’autres. Je ne veux pas faire un roman rock pour en faire un décor ou un apanage : « Sex, drugs & rock’n’roll » ! C’est une question d’humilité. Je n’ai pas un mode de vie qui me permette d’en parler. C’est très intime. Je ne suis pas non plus un usurpateur. Je sais qui je suis : j’ai morflé pour plein de choses. Il n’y a pas d’échelle de valeurs mais je ne voulais pas tomber dans le « je vous en donne pour votre argent ». Toute l’idée du livre, c’est d’arriver à éroder tout ce qui fait saillie, qui serait du genre, « c’est glauque mais c’est flash ». Ca me fait penser aux interviews de certains journaux. Qu’est-ce qui fait pour eux qu’un créateur est crédible ? : « Tu as pris de la drogue ? Non ? Merde, alors ! Tu bois ? Non ? Tu as fait de la prison au moins ? ». Ca m’emmerde. C’est pas ce qui fait la valeur de quelqu’un ou la valeur littéraire d’un livre. Je vois, sur un plan concret, pourquoi un « straight » n’aurait pas le droit de parler de la dope. Mais si le mec a la sensibilité pour le faire, s’il a des choses importantes à dire là-dessus, pourquoi pas ? C’est ça qui m’emmerde dans le roman rock, le côté « street credibility » ! D’ailleurs, j’en parle dans le roman, par le personnage de Clean Cut car, pour lui, le monde est binaire, il dit qu’il est fait de « straights » et de « toughs ». Mais ça n’est pas si simple pour moi, même pour le vrai Clean Cut ou même celui du roman. Mais c’est un peu ça et ça peut troubler les rapports.

C’est de toute façon un livre chargé de références…

Ca, c’est autre chose. C’est que, en même temps, je ne peux pas me détacher de ça… Je suis immergé là-dedans !

Plus que « ne pas s’en détacher », c’est chaque ouverture de chapitre qui s’y rapporte.

Oui mais - c’est assez marrant - ça part également de l’idée de ne pas faire un roman rock. Je paye mon tribut comme ça. Je le mets à chaque chapitre et c’est une façon de me débarrasser du truc. Une façon de dire « voilà ce que je dois ». C’est un peu le point commun avec mes films. C’est là, en tête de chapitre et, le reste, ça m’appartient. Ces titres étaient exactement là pour ça : pas pour s’immerger dans le rock mais pour dire que mon tribut est là. C’est vrai qu’en même temps la musique rock, c’est ce qui me nourrit tous les jours – comme la littérature ou plein de choses – Le rock, c’est tout ce qui en découle et tu sais très bien de quoi je parle : toi, tu flashes sur une image de Vince Taylor sans avoir besoin de l’écouter. Tu sais très bien ce que je veux dire. C’est une façon de payer le tribut. Tous ces titres de chansons sont des titres importants, soit au moment où se passe le roman ou dans ma propre vie. Le truc des Mighty Wah, de « Story of the Blues », c’est un truc qui a été important pour moi. Elvis est quelqu’un d’important pour moi : Daniel en parle dans la préface. Sans le rock, je ne serais pas en train de te parler. Sans le rock, sans la musique, sans Elvis Presley, je crois que je peux pleurer… ça ne serait pas joyeux. A un moment donné, c’est très dur à porter car, quand tu aimes ça à treize ans, tu es en butte à un tas d’hostilité ou des univers hostiles. Tu peux finir par te demander si tu n’es pas un taré. Pas « taré » au sens où tu penserais que c’est génial. Tu es ado ou pré-ado : ça ne va pas. Et puis, tout d’un coup, tu te rends compte qu’il y a des gens qui pensent comme toi, que tu n’es pas seul et que tu n’es pas cinglé et c’est important. C’est ça, le rock : je me suis dit « il y a des gens qui pensent comme moi et je ne suis pas cinglé ! ». D’un seul coup, de rencontrer des gens comme ça, d’écouter de la musique et de lire des trucs, ça m’a fait résister. Résister. La première baston que j’ai faite, c’était grâce au rock. Je me suis fritté avec une bande de merdeux. C’est ça qui m’a fait me dire « plus jamais on ne me parlera comme ça ! ». J’ai pris mon faux blouson en cuir, mon faux skaï et je me suis mis sur la gueule et après ça fait du bien et je n’étais plus seul. Ca, c’est connu, pour plein de gens pour qui c’est important. C’est pas que le rock. C’est une façon de vivre. Chacun à un truc qui l’aide à vivre. Qui est important.

Dans ton roman, tu affiches donc clairement les références – les morceaux, les groupes – et, inversement, tout ce qui appartient à la réalité biographique devient codé – Daniel Darc devient Clean Cut comme on le disait mais on reconnaît aussi Georges Betzounis, Patrick Eudeline – Qu’est-ce qui te pousse à mettre ce filtre ?

Comme je n’avais pas l’intention d’écrire leur vie, ni ce qu’ils faisaient, ça me semblait normal de ne pas les impliquer de façon frontale. En plus, je ne voulais pas faire de roman à clef . Evidemment, la préface de Daniel Darc, ça aide à faire des rapprochements. Mais Patrick, Georges, c’est une espèce de respect, je ne me permets pas de parler d’eux. Georges, on le reconnaît pour un ou deux trucs plutôt gentils. Daniel, c’est exactement pareil, c’est une espèce de pudeur. Et puis, je trouvais finalement que c’était aussi peu fin que de mettre leurs noms (rires) Il n’y avait pas de solution. Il n’y avait pas de sortie pour ça à partir du moment où tu les reconnais. Je pense quand même que l’histoire centrale n’est pas autour de ces gens-là. Je pense à Léon Blois qui se permettait, en prenant des pseudonymes, d’arrêter sa narration qui d’un seul coup, faisait 100 pages pour s’en prendre à Huysmans. Là, c’est exactement ça… Par contre, le personnage de Clean Cut apparaît tout le roman parce que c’est vraiment un personnage important mais, à certains moment, il est totalement absent. Et puis, il n’influe pas tellement sur l’action. En plus, ce qui est marrant c’est que dans la réalité, il a été beaucoup plus déterminant. C’est pour ça qu’il y a un côté « roman », qu’il y a plein de choses que je n’ai pas mises. Je ne suis pas là pour témoigner.

Tu as toutefois gardé une réelle lisibilité : les Weird Sins de Georges deviennent les Strange Lust. Ce qui fait rire aussi…

Oui, parce que je ne m’en cache pas. Je n’allais pas brouiller à mort. Donc, je fais entre les deux, ça me semble évident. Et « Clean Cut Kid », c’est pour Dylan, un clin d’œil à Daniel. Il y a une nana qui m’a demandé si ça changeait quelque chose dans mes rapports avec Daniel, la sortie du roman. Vraiment, aucun, en aucune façon. Le fait qu’il a été extrêmement adorable et présent pour la promo, ça a peut-être changé nos rapports : on est plus proches.

Est-ce que tu n’as pas réussi quelque chose qu’il cherche à faire : il ne cache pas son regret de ne pas être devenu romancier et de ne parvenir à produire que des nouvelles…

Il y a quelque chose comme ça, oui.

Il t’a chargé de cette mission ?

Non ! Ca, c’est un truc qui m’emmerde. C’est la catastrophe quand c’est perçu comme ça. Avec le temps, je peux le dire, c’est vraiment un ami et un frère. Il le dit et ça ne fait pas longtemps que je le dis : je ne revendique rien. Tu sais, si Daniel avait arrêté de faire de la musique pour se sentir mieux à moment, je ne m’en serais pas porté plus mal. En dehors de ça, j’ai ma parole, il ne me charge de rien du tout. Je n’ai pas fait ce roman par rapport à Daniel. Si un jour je peux l’aider à écrire des trucs, bien sur, je le ferai. Et si un jour on peut faire un truc ensemble, c’est encore mieux. On devait aller à Belgrade, cet hiver, pour essayer d’écrire ensemble une ou deux semaines. Pour moi, c’est sur un vrai pied d’égalité, je ne suis pas son émissaire. Certainement pas. Au contraire. S’il aime le livre, j’espère que c’est pour ce qu’il est et pour ce qu’il n’a pas envie de faire. Je ne pense pas qu’il veuille écrire comme moi. Je connais ses textes en prose, je connais ses débuts de roman. On n’écrit vraiment très différemment même si on a une sensibilité jumelle. Sur l’approche du monde, on est très jumeaux. C’est sur la position par rapport à cette appréhension que nous sommes ensuite très différents. Voilà, la clé est là. Ca se retrouve sur le style car, pour lui comme pour moi, c’est une quête de vérité donc ça guide ce que l’on dit et ce que l’on a envie de faire. C’est bien que tu m’ai demandé ça.

Si on fait un résumé, très réducteur des « Peaux Transparentes », le message revient à dire que « La drogue, c’est de la merde », en cela, tu t’opposes à tes maîtres tels Gilbert-Lecomte qui défend son droit à disposer de son corps sans limite.

Si ma thèse, c’est « La drogue, c’est de la merde », dans ce cas, il faut ajouter « dans ce type de société ». Parce que ça t’impose une vie de chien. C’est pas en soi. Après, on peut discuter « en soi ». Mais dans cette société, c’est une vie de chien. Comment tu peux ne pas dire que c’est de la merde ? : tu vas te retrouver « outlaw », malade… Dans nos sociétés, c’est forcement de la merde, on ne peux pas vivre comme ça. C’est une vie de clébard. Après, on peut parler de réaction du corps, c’est autre chose. Gilbert-Lecomte, dans son texte sur « Morphée » parle de ça. Le problème vient par rebond parce que, en même temps, dans cette société, c’est fait d’une telle façon qu’il est très dur de vivre sans rien, de supporter ce quotidien, cette misère, ce mensonge, cette erreur complète et ce mur métaphysique et politique dans lequel on va. C’est à tous les points de vue. Donc, c’est de la merde mais c’est peut-être la seule façon que l’on a de se poser, de survivre, même pas de vivre. Je sais que ce sera mon problème pendant encore longtemps. Parce que ce n’est pas une question de savoir si tu en es sorti ou pas, mais une question de le supporter ou pas. Moi, il y a des matins où vraiment… Ce n’est pas de la vanité. C’est de la lucidité mais ça n’empêche pas de morfler.

La solution viendrait-elle du côté des sociétés où les drogues sont plus ritualisées, où un sens est attaché à leur consommation ?

Je ne sais pas. C’est de la merde parce que c’est interdit, si c’est interdit, c’est hors-la-loi, si c’est hors-la-loi, il faut se la procurer donc ça veut dire que tu passes ta vie à ça ! J’ai pas de solution ! C’est tout ce que raconte le livre. Imaginons une vie où ça n’est pas comme ça, ça change considérablement la donne ! Ensuite, ça peut être de la merde intimement pour soi parce que ça détruit mais qu’est-ce qui ne détruit pas ? Mais tu ne peux pas faire abstraction de ça quand tu en parles, surtout en France ou dans tous les pays occidentaux. Ca t’impose d’être malade comme un chien, en plus de trembler, de la pénurie, de t’imposer la médiocrité des rapports parce que tu as peur de ne pas en avoir. C’est comme boire ou manger. Ces mêmes rapports que tu retrouves en temps de guerre : les gens crèvent de faim et sont prêt à tout pour un bout de pain, à attendre des heures au coin d’une rue ou écharper le voisin. Je ne connais pas les sociétés orientales même si j’y suis allé un peu mais je sais que la drogue à l’état pur et bien utilisée, c’est sans doute moins mauvais que la dope coupée à la mort-aux-rats ! Ca me semble évident. Mais elle est coupée parce que dans une situation où tu vas la couper, tu peux te faire un peu de thunes et survivre. Quand je parle de la drogue, surtout l’héroïne, ça n’est pas mystique mais plutôt un moyen d’apaiser les plaies. D’ailleurs, il y a des thèses génétiques qui naissent là-dessus : le gêne de l’infidélité, par exemple… J’ai pas de réponse toute donnée à ça. Ca ne veut pas dire que je n’en aurai pas dans dix ans ; ça m’intéresse.

Dans le roman, tu relayes cette thèse sur le gêne de l’addiction qui serait une pathologie…

Oui. Il y a un gêne soi-disant de l’alcoolisme, de l’addiction, etc. Je pense vraiment qu’il y a des gens plus prédisposés que d’autres à être toxicomanes, comme il y a des gens plus sensibles que d’autres. C’est à peu près ça : cette sensibilité-là, soit tu as les armes très tôt pour t’en sortir à moindre frais – et encore ! – ou tu rejoins le problème, plus général, de ceux qui prennent les antidépresseurs. C’est très ambivalent. Il n’y a pas de réponse. Tant que les sociétés tenteront de donner des réponses policières et légalistes, elles ne comprendront pas le cœur des choses. Mon roman, s’il doit servir à ça, met le doigt sur des choses et permet de penser à des choses de façon moins caricaturale.

On n’est pas loin de certains courants de pensée « new age », où Dieu est l’autre nom de la Science, puisque l’on a besoin de mettre un nom à tout ça : je pense à Raël qui est passé du « spirituel » au « scientisme »…

Tant pis si ça te fait penser à Raël. Ce n’est pas qu’une question de besoins. Forcément ça va revenir. On l’a tellement nié que ça va revenir par des chemins complètement tarés : Raël, c’est un chemin complètement taré. Mais en même temps, que l’on parle d’Elohims ou pas, on ne peux pas faire l’économie d’y penser. Alors, allons voir ce qu’il y a là-dessous. C’est marrant de voir en 100 ans comment les consciences se sont coupées de ça. 100 ans, sur le temps humain, c’est rien ! Il y a un texte dans La Bible qui dit « Pendant 600 ans, Dieu refuse de parler aux hommes ». Et puis, d’un seul coup, il leur reparle… Est-ce que l’on est pas dans cette période-là ? Est-ce que dans 200 ans, il n’y aura pas à nouveau tout ça ? Donc, j’essaie de parler de ça parce que ça me semble important. C’est une des raisons qui fait que l’on morfle tous les jours : on se dit que l’on est abandonnés…

Sur le désespoir, tu as aussi la phrase de Léo Ferré. Il dit « Quand tu nais, tu es seul. Quand tu meurs, tu es seul. Entre les deux, il y a des faits divers, arranges-toi pour que ce soit les tiens ».

Quand tu meurs, tu es seul, mais tu n’es pas seul face à la mort. On es tout seul face à sa propre mort mais on n’est pas seul. Parce qu’on n’est pas rien. On est seul face à sa vie. Et les faits divers, je ne suis pas d’accord. C’est pas des faits divers. L’amour n’est pas un fait divers. Evidemment, Léo Ferré a cette façon élégante et détachée de voir les choses…

Peut-être détachée mais surtout pas déiste !

Je sais. Mais on éprouve des choses, à un moment donné, si tu penses à l’amour qui ne vont pas dans ce sens.

Pour revenir à l’écriture – et en particulier à ton style – on peut être étonné par un désir constant d’amuser avec des mots d’esprit. C’est un parti-pris ?

Non, c’est comme ça. En fait, c’est comme quand je te disais « Le haut est en bas et le bas est en haut » : pour moi, les mots, ce n’est pas un amusement. On joue avec, mais le fait de jouer avec veut dire énormément de choses. Ca veut tout dire et ça ne veut rien dire. Oui, je joue mais c’est aussi l’histoire de la dope qui te rend forcément « double langage ». Un peu ce dont parle Berlot dans « La rage de vivre », il dit « On a des doubles langages tout le temps ». On a tout le temps un double langage. Si je te parle de la pompe à vélo de Daniel, je le dis comme ça et puis le mot « pompe » ça évoque autre chose. Au début du roman, tu as ce mot « Décrochez » [que le héros lit comme un message subliminal quand il « décroche » dans les cabines téléphoniques – Ndlr ], forcément, la dope est une obsession et tout se ramène à ça. Du coup, chaque mot fait écho à ça. Au delà de ça, quand je l’ai fait, c’est parce que je trouve ça assez hallucinant que tout veut dire tout et ne veut rien dire. Et comme ça ne veut rien dire, ça veut tout dire. Cette obsession de circularité de toutes les choses. Et finalement, tout s’explique en cercle. Jouer avec les mots, c’est à peu près ça. C’est dans cet esprit là.

La prochaine étape après « Les peaux transparentes », c’est quoi ? Tu a mis 6 années à faire ce roman ; à quoi ressemble celui de 2010 ?

J’ai deux, trois idées. Quand je dis des « idées », c’est plus que des idées, c’est 50 pages ou 100 pages car j’écris tout le temps. C’est difficile à dire. Il y a le bouquin dont je te parlais tout à l’heure, sur le monde du travail. Il y a aussi ce livre, l’histoire d’une obsession d’un môme, autour d’Elvis. Il y a un côté autobiographique mais avec l’envie de parler beaucoup de Presley. Un bouquin entre rock critique et auto-fiction. Et puis, j’ai travaillé sur une biographie de Gilbert-Lecomte, pour laquelle j’ai beaucoup de pages. Là, je fais tourner tout ça. Je relis tout, j’essaie de m’arrêter sur des choses et de voir ce qui est le plus urgent pour moi. Peut-être que quelque chose naîtra là. Mais quand tu écris, il faut vivre des choses, je trouve ça important. J’ai écrit, cet été, à peu près 100 pages, un recueil de nouvelles - ça s’appelle « Nuits Alcalines » - sur des choses qui me sont arrivées à Paris, des nuits, des choses que j’ai vécues, des trucs violents…

Ce que l’on retrouve déjà dans « Les Peaux Transparentes ».

Oui. Ce serait des nouvelles autour de ça. Et puis, j’ai écrit un texte autour du Montenegro. Mais ce serait un vrai roman. Par exemple, j’ai pris tous les noms d’arbres qui existent au Montenegro. Là, tu vois, on est loin du roman rock. J’ai ce texte social… Tout ça tourne et c’est comme une loterie. Je pense qu’en janvier 2004, je vais arrêter mon choix. Ca et des textes de chansons – je fais beaucoup de textes, j’en ai dans les 300 – et je compte les passer à des gens.