"L'ETERNITE EN UN CLIN DEUIL"
Vie et mort "outrash" du poète Roger Gilbert Lecomte

( Marc Dufaud)

1942 : Paris est désert. Déserté. Silencieux. Bruit de bottes allemandes. Mme Firmat tient un café rue Bardinet. Le genre troquet de quartier. Alors que la plupart des écrivains sont passés derrière la ligne de démarcation, Roger Gilbert Lecomte, lui, n'a pas quitté Paris. La came le cloue ici. Ce café est son ultime refuge. C'est là qu'il vit. Ou survit, acceptant le destin inhumain qu'il s'est forgé. Un renoncement consenti. "La force du renoncement". Depuis quelques temps déjà, madame Firmat l'héberge, le nourrit, lave son linge, achète son laudanum. Au plus profond de la misère et du dénuement, les poètes trouvent toujours un ange gardien pour les recueillir.

Une patrouille de soldats allemands entre dans le café. Ca donne soif d'arpenter le trottoir. Ils avalent leur bière. Ca leur rappelle la Bavière. Du coup, "les trois fridolins" s'attardent un peu. Ils rotent, vocifèrent et éructent, comme s'ils étaient ici chez eux. Du moins en terrain conquis. Ce qui est le cas. L'un d'eux, apercevant la silhouette étique qui pique de nez au fond du café, s'en approche, et la secoue : " Regardez- ça ! France dégénérée! ", s'esclaffe-t-il. Ca les fait marrer, ces porcs. Finalement, ils s'arrachent. Navrée de l'incident, Mme Firmat regarde Roger. Il sourit. Un sourire craquelé, derrière lequel un autre sourire perce : son sourire de gosse.

Reims 1917. Les Allemands (déjà eux) campaient aux portes de la ville. Copieusement bombardée, des quartiers entiers étaient par terre. Caves en plein ciel. Une aire de jeux fantastique pour des mômes. Roger, du haut de ses 10 ans est déjà le petit chef de bande. Paré de tous les talents et de toutes les grâces, il enthousiasme ses professeurs, fascine ses condisciples au collège. Avec Daumal, Vailland et Meyrat, ses "Phrères Simplistes", ils forment une société secrète. Celle-ci a ses codes, ses rites, ses jeux initiatiques, comme celui qui consiste à se taillader les paumes des mains; ça suffit à faire le tri. A ce jeu René et Roger sont les plus assidus, les plus aguerris. La nuit est leur royaume. Ils déambulent dans les parcs et jardins de Reims jusqu'à l'aube. Ils fréquentent les salles de boxes & boxons du centre ville. Ils "périprophétisent" toujours ensemble, "4 anges tombés du ciel qui ne forment en fait qu'un seul être", ce qui est bien pratique sur le plan économique lorsqu'il s'agit de se payer une pute. Ils crachent sur les curés, cassent les avertisseurs à incendie, insultent les bourgeois, scandalisent les jeunes filles, perturbent les fêtes, s'y exhibent la queue à l'air. Et tant qu'elle est sortie, ils en profitent pour s'initier aux pratiques homos, comme ça, juste pour voir et repousser toujours un peu plus leurs limites. Avec l'adolescence, les choses prennent un tour plus radical. Une nuit, Lecomte pénètre en douce dans l'école de médecine, où il étudie l'anatomie; il brise les os du cadavre d'un Nègre laissé sur la table d'autopsie et en boit finalement le sang dans son crâne.

En marge de leurs provocations enfantines, ils étudient les textes sacrés (Daumal apprend le sanskrit) , découvrent l'ésotérisme, Guénon, Swedenborg. Mais aussi la Poésie et son rôle initiatique. Ils pratiquent le rêve et les rencontres astrales.

Daumal respire du tétrachlorure cherchant à atteindre des états de conscience (et d'inconscience) à la lisère de la mort. Roger n'est pas en reste. "Le dérèglement des sens" est son credo. Dès 14 ans, il s'intoxique de façon systématique et soudoie une jeune laborantine qui le ravitaille en opiacés. Absinthe, opium, dope tout est bon. Tellement bon !

A l'époque, tous se sapent comme des princes maléfiques. Roger, surtout, prend grand soin de son apparence. Il sera Voyant. Dandy Voyant.

Des flingues circulent à l'école. La police fouille la classe et retrouve les armes. Elles devaient servir notamment au suicide collectif et programmé des Phrères. Qu'importe! Ils se procurent un autre revolver. René appuie sur la détente, mais le barillet est vide. Meyrat, au dernier moment n'a pas pris les balles. Ils devront donc vivre. Le bac en poche, en 1926, ils vont débarquer à Paris, sûrs d'eux-mêmes. Dans deux ans, ils publieront " Le Grand Jeu" et Breton prendra un sacré coup de vieux.

Pierre Minet vient de passer. Passer, c'est le mot : il a déposé une bouteille de laudanum et s'est éclipsé aussitôt. De l'époque rémoise c'est le dernier à voir encore Roger. Ou à l'entrevoir. Chaque fois, un peu plus pressé, un peu plus honteux, il bégaie deux trois excuses putassières, pas très fier de lui : "- Je dois filer. Un train à prendre. Ma famille, tu comprends, j'ai promis".

19 heures; les ouvriers débauchent et déboulent au zinc; Gilbert Lecomte est toujours là, à la même place, assis au fond de la salle. Tous ici l'ont adopté. C'est une sorte de prince des pauvres et des humbles, celui qui sait tout sur tout, sur le tiercé, la politique, le sport. Et puisque les soirées sont tristes et longues en temps d'occupation, pour tuer le temps, au couvre feu, on fait venir un accordéoniste de Malakoff, on ferme le bar et on danse une partie de la soirée. Roger invite les femmes à valser, récite des poèmes, chante de vielles chansons... Il n'a plus rien du jeune homme arrogant, du dandy lustré des années 20. Et même s'il sait mieux que personne que le monde court à sa perte, il pose désormais sur l'humanité un regard plein de compassion, émerveillant son entourage par son amour des humbles. Comme si en chutant si bas, il touchait enfin le ciel. Il est Sauvé.

En 1932, le Grand Jeu, lui, est foutu. Flingué. Démoli. La vanité et les coups bas de Breton n'y sont pas pour rien. Quant à Lecomte, on le croit mort, on le dit fou. Le fondateur de la revue "Le Grand Jeu" n'est plus qu'un pauvre camé, désormais hors champ et hors jeu du monde littéraire. Le raccourci a au moins cette vertu de tenir loin la réalité d'un calvaire autrement plus difficile. Autrefois, il creusait ses joues devant le miroir pour voir sa face morte. Aujourd'hui, il en arrache la peau, lambeau par lambeau. Il transforme son corps en ombre. Une forme de palingénésie féroce.

Six années durant René Daumal s'accrochera à l'idée de sauver Gilbert Lecomte. " Votre ami est fou. Jamais vu un truc comme ça! Des doses pareilles", lui hurle le chirurgien qui vient de l'opérer d'un énième abcès. Un phlegmon ventral de 4 cm de profondeur. De clinique en clinique, René Daumal sera de toutes des cures de désintoxication, de toutes les rechutes et de chaque convalescence. La plupart se déroulent à Reims. Cruel retour à la case départ pour Roger, c'est à dire chez ses parents ( comme quoi ça ne date pas d'hier); il y passera de longs mois, jusqu'à une demie année d'affilée. Aux semaines d'abstinences, succèdent des rechutes violentes. Finalement, Daumal abandonne. Ce n'est ni de la désaffection, ni une défection, c'est une question de survie. La sienne de survie. Personne ne peut prétendre le juger. Lecomte le premier l'a compris qui n'aura jamais le moindre mot d'amertume à son égard.

Le dandy Voyant, provoquant et sûr de lui accomplit sa mue tragique. Poseur? Incontestablement, il le fût, mais regardez les clichés de tous les mecs de cette époque et dites-moi qui ne l'était pas alors. A commencer par Artaud. Les deux hommes pourtant ne se ressemblent guère. La pensée accomplie du premier s'accommode mal de l'effervescence bouillonnante et brouillonne du second. Finalement, ils se croisent plus souvent à l'angle du boulevard Montparnasse et de la rue Edgar Quinet où les attend la femme de minuit moins le quart, leur dealeuse, que dans les salons littéraires.

Les "poètes" pourront écrire ce qu'ils veulent, le meilleur et le pire, la réalité du calvaire de Roger Gilbert Lecomte est à la fois plus terrible et plus simple. La réalité c'est cette nécessité harassante, la quête quotidienne de la came. Une spirale qui vous aspire et vous engloutit un jour après l'autre.. Tout le reste est littérature et bavardages.

En février 1938, Lecomte est arrêté en possession de 5 grammes d'héroÏne. La poisse le poursuivra jusqu'à la fin. Les affaires judiciaires se multiplient. C'est une avalanche de procès qui lui tombe dessus. Il fait face, comme il peut, mais toute son énergie y passe.

En 1939, il remonte le courant, fait "moins de folies" et "uniquement par voie nasale". Lui qui n'a jamais cessé d'écrire, consignant dans un carnet de moleskine ses éclats, publie " Le Miroir Noir". Il vit pauvrement avec Ruth, une ouvrière juive. La guerre sonne le glas de tous ses espoirs. Un glas funèbre : Ruth doit fuir Paris. Il ne la reverra jamais. Avec le rationnement, la came se fait elle aussi plus rare et plus chère. Roger est contraint de s'injecter le laudanum ! Il se retrouve au cœur d'un fait divers qui fait grand bruit : la mort par O.D. de la fille d'un peintre connu. On arrête le dealer - qui se trouve être aussi le sien ; pris dans la nasse, il est incarcéré un mois durant à la Santé. Dans l'intervalle sa chambre été sous louée à une étudiante toxico, retrouvée suicidée là bas. Mme Firmat, qui pense à tout décidément, récupère les fioles de morphine qu'elle a laissé et les donne à Roger à sa sortie de prison. Un répit de plus.

Décembre 1943. Roger Gilbert Lecomte a 36 ans. Ruth a été déportée. Sans doute gazée. Pour lui, c'est maintenant une question de semaines. Et si la drogue a dévoré sa vie, il sait qu'il lui doit aussi sa survie ( le paradoxe n'est que pour les profanes). "D'effacement en effacement la drogue l’a sauvegardé de l’existence."

Son corps est pourri d'abcès mais son visage demeure angélique. "Des yeux bleus pâles, un regard perçant, un rire communicatif et surtout une gentillesse hors du commun".
Depuis plusieurs jours, la jambe où il pique le fait souffrir. " Mme Firmat, j'ai le tétanos. Vous savez je vais mourir" annonce-t-il froidement à la pauvre femme. Adamov accourt et le fait conduire à l'hôpital Broussais. Roger se débat en vain pour aller en clinique " A l'hosto, je vais crever!".
Mme Firmat lui rend visite. Elle lui porte du laudanum. En échange, Roger lui tend la bouteille de lait qu'on lui distribue le matin. "- C'est pour votre chat". Une fois la porte de sa chambre refermée, elle l'entend hurler de douleurs.

Le samedi 31 décembre 1943, l'infirmière le découvre mort au petit matin. La chambre fermée à clef. Véra Daumal l'ayant vu sur son lit de mort dira qu'il ressemblait au Christ. René Daumal ne lui survivra que quelques mois. L'Eternité en un clin d'œil leur appartient.